La crise sanitaire sans précédent appelle une adaptation urgente de l’activité judiciaire civile afin d’en assurer la continuité, ce, dans le respect des règles et contraintes actuelles destinées à préserver la santé de tous.
Avec le recul de ces dernières semaines, l’on peut en effet dresser un premier constat, peu satisfaisant, voire inquiétant, des effets de l’ordonnance n°2020-304 du 25 mars 2020 “portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale” pendant la période d’urgence sanitaire.
Les mesures prévues ne permettent pas d’assurer une véritable reprise de l’activité judiciaire civile pendant la période d’urgence sanitaire (1.). Certaines d’entre elles sont, en outre, susceptibles de fragiliser les droits procéduraux habituellement garantis aux justiciables (2.). Au total, compte tenu de l’engorgement exceptionnel des juridictions qui aura lieu à l’issue du confinement, des solutions nouvelles sont à recommander : la mise en état participative en est une bonne illustration (3.)
1 – Des mesures gouvernementales qui ne permettent pas une véritable reprise de l’activité judiciaire civile pendant l’état d’urgence sanitaire
L’ordonnance, dont les dispositions ont été précisées par une circulaire du 26 mars 2020, est applicable à l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire civil (tribunaux judiciaires, cours d’appel, conseils des prud’hommes, tribunaux de commerce…) et ce, pendant une période comprise entre le 12 mars et le 23 juin 2020 à minuit.
Elle prévoit notamment, pour adapter l’activité des juridictions au cours de cette période, les mesures suivantes :
> Mesure permettant au Premier Président de Cour d’appel de procéder, dans le ressort de la Cour, au transfert de l’activité d’une juridiction, qui serait dans l’incapacité totale ou partielle de fonctionner, vers une autre juridiction de même nature (article 3 de l’ordonnance).
Pourquoi cette mesure est-elle d’une mise en œuvre improbable ? Si cette mesure a, selon la circulaire, vocation à demeurer exceptionnelle, elle pourrait, en réalité, concerner la plupart des juridictions qui, du fait des mesures de confinement prises à l’échelle nationale, sont probablement toutes dans l’incapacité au moins partielle de fonctionner. Dès lors que la “juridiction d’accueil” risque elle-même d’être en partie paralysée, il y a tout lieu de penser que le transfert ne portera que sur les contentieux considérés par les juridictions comme étant “essentiels” ou urgents.
> Mesure permettant aux parties d’échanger leurs écritures et pièces par tout moyen, sous réserve que le juge puisse s’assurer du respect du contradictoire (article 6 de l’ordonnance), ce qui implique que les parties conservent la preuve de la transmission de ces éléments.
Pourquoi cette mesure est-elle d’un intérêt limité ? Parce que la circulaire du 26 mars 2020 indique que cette mesure ne déroge pas aux dispositions habituellement applicables devant le Tribunal judiciaire et la Cour d’appel, de sorte que devant ces juridictions la communication des actes de procédure par voie électronique continue de s’imposer (articles 850 et 930-1 du code de procédure civile). Quant aux juridictions commerciales, la procédure est orale, de sorte que l’échange des écritures entre les parties “par tout moyen” est, d’ores et déjà, l’usage habituel.
> Mesure permettant au greffe de porter les décisions rendues à la connaissance des parties par tout moyen (article 10 de l’ordonnance)
Pourquoi la portée de cette mesure est-elle, en réalité, limitée ? Parce que les règles habituelles de notification demeurent applicables, ce qui signifie que la décision de justice, quand bien même elle serait portée à la connaissance des parties par un autre moyen, ne sera pas exécutoire en l’absence de notification en bonne et due forme. Les délais de recours ne commenceront pas non plus à courir et devraient, en tout état de cause, être neutralisés par l’effet de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 (voir notre Flash n°6).
En définitive, il faudra attendre encore un peu – et au moins jusqu’à la fin du confinement – avant que l’activité des tribunaux – en dehors des contentieux dits “essentiels” – puisse reprendre son cours.
Compte tenu de cette suspension d’activité quasi-totale, les praticiens que nous sommes anticipent déjà avec inquiétude l’engorgement exceptionnel des juridictions à l’horizon septembre 2020.
Malgré tout (et sauf urgence), il pourrait être préférable que l’instance ne reprenne son cours qu’après la période d’urgence sanitaire définie par l’ordonnance puisque certaines mesures applicables au cours de cette période pourraient, si elles sont utilisées par les juridictions, fragiliser les garanties procédurales dont les parties devraient, en principe, bénéficier.
2 – Des mesures gouvernementales susceptibles de fragiliser les droits procéduraux des parties dont l’instance poursuivrait son cours entre le 12 mars et le 23 juin 2020
S’il faut saluer certaines des solutions prévues par l’ordonnance, telle que la possibilité de tenir des audiences par visio-conférence, l’utilisation de ces mesures reste une simple faculté pour le juge et dépend bien évidemment des moyens techniques dont dispose chaque juridiction. A l’heure actuelle, force est de constater que le manque de moyens de l’institution judiciaire la conduit à une utilisation très limitée de ces solutions.
Aussi, pour les contentieux traités pendant la période d’applicabilité de l’ordonnance, c’est-à-dire entre le 12 mars et le 23 juin 2020, les juges pourraient être tentés d’utiliser d’autres mesures édictées par l’ordonnance, moins respectueuses des droits procéduraux des parties, à commencer par les suivantes :
> Mesure permettant au juge de décider, sans recueillir préalablement l’accord des parties, qu’une procédure se déroulera par écrit et sans audience (article 8 de l’ordonnance)
Pourquoi une telle mesure ne nous semble pas souhaitable ? Bien qu’elle soit limitée aux procédures dans lesquelles les parties sont assistées ou représentées par un avocat, l’ordonnance prévoit trois cas dans lesquels les parties ne pourraient pas s’opposer à la procédure écrite sans audience : référé, procédure accélérée au fond et lorsque le juge a un délai déterminé pour statuer. Dans les autres cas, les parties auraient 15 jours pour s’y opposer (aucune précision n’est cependant donnée sur le point de départ de ce délai, ni sur les formes de cette opposition). Une telle mesure n’est pourtant pas nécessaire dès lors que d’autres solutions prévues par l’ordonnance permettent de mieux concilier les intérêts des justiciables avec les consignes de distanciation sociale (audience en publicité restreinte, audience en chambre du conseil, audience par visio-conférence ou, en cas d’impossibilité matérielle, par tout moyen de communication électronique ou téléphonique).
> Mesure permettant au greffe de notifier aux parties “par tout moyen” le renvoi des audiences supprimées pendant la période d’urgence sanitaire (article 4 de l’ordonnance)
En quoi cette mesure est génératrice d’incertitudes ? Parce que d’après la circulaire du 26 mars 2020, le greffe pourrait se contenter de notifier le renvoi de l’affaire par lettre simple ou encore par affichage “dans un lieu accessible de la juridiction” concernée, alors même que les règles de confinement prises par le Gouvernement pour lutter contre la propagation du virus covid-19 interdisent aux parties de s’y rendre. Faute de précision en ce sens, le texte ne semble pas, par ailleurs, imposer aux greffes de notifier dans l’immédiat la date à laquelle les parties seront re-convoquées. Il existe donc un risque non négligeable que les parties ne soient pas effectivement informées de la date à laquelle serait renvoyée leur affaire et que celle-ci soit alors jugée en leur absence.
> Mesure permettant à une juridiction saisie en référé de rejeter la demande avant l’audience, par ordonnance non contradictoire, si la demande est irrecevable ou s’il n’y a pas lieu à référé (article 9 de l’ordonnance)
En quoi cette mesure est (de loin) la plus contestable ? Parce qu’elle va à l’encontre des droits procéduraux les plus essentiels reconnus aux parties, à commencer par le principe du contradictoire consacré à l’article 16 du code de procédure civile qui interdit au juge de “fonder sa décision sur les moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations”.
L’atteinte qui en résulterait pour les droits des parties est telle qu’un référé-liberté a été mis en œuvre à l’encontre de l’ordonnance, le 31 mars 2020, par (notamment) le Conseil National des Barreaux, la Conférence des Bâtonniers, et l’Ordre des avocats au Barreau de Paris, ce, aux fins de suspension de plusieurs de ses dispositions parmi lesquelles l’article 9 relatif à la procédure de référé sans audience et sans contradictoire.
Par une décision rendue le 10 avril 2020, le Conseil d’Etat a rejeté l’ensemble de ces demandes…
Le Conseil d’Etat a jugé notamment que la faculté pour une juridiction saisie en référé de rejeter les demandes présentées devant elle avant toute audience et par une ordonnance non contradictoire, ne concernerait que “les demandes qui apparaissent avec évidence irrecevables ou ne remplissant pas les conditions du référé.”
Reste à savoir comment le juge des référés appréciera la notion d’évidence, le risque étant qu’une acception trop large de ce terme l’autorise, en réalité, à rejeter un grand nombre de demandes comme irrecevables ou infondées et ce, sans audience et sans débat contradictoire.
Le Conseil d’Etat en déduit néanmoins que “Les ordonnances ainsi prises, qui ne peuvent préjudicier aux défenseurs et qui doivent être motivées, sont par ailleurs susceptibles de recours selon les voies ordinaires de recours. L’article 9 de l’ordonnance contestée n’a pas, en prenant une telle mesure qui adapte les modalités d’organisation du contradictoire en première instance dans le but de permettre une continuité d’activité des juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale sans engorger les audiences de référé, porté d’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale”.
Cette décision signe manifestement une défaite supplémentaire du système judiciaire, le désengorgement des juridictions n’étant pas supposé se faire au détriment des droits procéduraux les plus fondamentaux reconnus aux parties.
3 – Une solution possible : la procédure participative de mise en état
L’engorgement des juridictions au sortir de la crise sanitaire pourrait être efficacement contourné par le biais de la procédure participative de mise en état instituée aux articles 1546-1 et suivants du code de procédure civile.
Cette procédure permet notamment aux parties et à leurs avocats d’organiser eux-mêmes, selon des modalités et dans des délais qu’ils fixent d’un commun accord, l’échange des pièces et informations qui a habituellement lieu devant le juge.
Tous les détails concernant cette procédure participative seront exposés dans le cadre d’un prochain Flash info.
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